Grâce aux travaux initiés en 1973 par l’ancienne conservatrice à la British Library de Londres Janet Backhouse, un ensemble de feuillets (treize miniatures en pleine page, quatre pages de calendrier et cinquante-trois pages de texte [Backhouse, 2005, p. I]) conservés dans différentes collections européennes et américaines a été identifié comme les vestiges d’un livre d’heures peint par Jean Bourdichon pour Louis XII, dont le portrait apparaît sur l’un des feuillets du Getty Museum de Los Angeles. Selon une hypothèse, ce serait Marie Tudor qui, après la mort de son mari Louis XII en 1515, aurait apporté avec elle le manuscrit en Angleterre où il fut dispersé dès le début du XVIIIe siècle [Tours 1500, p. 297].
La reconstitution de l’ouvrage
La réalisation de cet ouvrage, par son style et ses liens avec la pièce maîtresse de Bourdichon, les Grandes Heures d’Anne de Bretagne, a été située aux alentours de 1498, date du début du règne de Louis XII. Le peintre tourangeau accéda à la charge d’enlumineur et de valet de chambre du roi après la mort de son maître Jean Fouquet vers 1480, sous le règne de Louis XI. Il était employé pour des travaux de différentes natures mais il est aujourd’hui principalement connu pour ses enluminures, que lui commandaient les membres de la famille royale et les plus hauts dignitaires du royaume. Aucun document ne nous éclaire sur les circonstances de la commande des Heures de Louis XII mais il est probable que Bourdichon, comme il le fera quelques années plus tard lors de l’accession au trône de François Ier, les ait offertes au nouveau roi afin de conforter sa place à la cour [Tours 1500, p. 304].
Par comparaison avec les autres ouvrages du peintre et grâce aux inscriptions en bas des pages, l’ordre des feuillets subsistants a pu être reconstitué. Les livres d’heures de la fin du XVe siècle s’ouvraient fréquemment sur un diptyque montrant le commanditaire en prière devant une image de dévotion. Le portrait de Louis XII en armure d’apparat entouré des saints Michel, Charlemagne, Louis et Denis s’inscrit dans cette tradition. Le roi, représenté à l’âge de son sacre, c’est-à-dire à 36 ans, est agenouillé et il faisait probablement face à une Lamentation sur le corps du Christ identifiée en 2018 par Nicholas Herman [Nicholas Herman, 2021, p. 192-209]. Le corps lacéré du Christ et le sang ruisselant des plaies encore largement ouvertes évoquent la violence du supplice. Les yeux gonflés et rouges de Marie et de ses compagnons ainsi que les larmes de Marie-Madeleine, qui rappellent la Pietà de Nouans de Fouquet, renvoient à la douleur du deuil. Cette image contraste avec les personnages aimables et impassibles que l’on attribue habituellement à Bourdichon.
Le calendrier, dont seuls les mois de février, juin, août et septembre subsistent, constituait la première partie du manuscrit. Les illustrations, qui occupent le bas et le bord droit des pages, représentent les activités liées aux différents mois de l’année, avec une prédilection pour les travaux agricoles. Au-dessus de chaque scène se déploie un ciel d’un bleu profond parsemé d’étoiles et occupé par un signe du zodiaque peint en monochrome de bleu rehaussé d’or.
Les images suivantes, qui introduisent les différentes sections du manuscrit ou des prières, sont en pleine page et sont présentées dans un cadre doré en trompe-l’œil, donnant l’illusion d’œuvres autonomes peintes sur des panneaux en bois. Les premiers mots de chaque rubrique sont inscrits sur le bord inférieur du cadre et le texte se poursuit au verso des feuillets.
Les prémices d’un chef-d’œuvre
Les miniatures en pleine page sont construites autour de personnages monumentaux, représentés le plus souvent à mi-corps ou aux trois quarts, parfois dans des architectures antiquisantes. Les figures principales, lorsqu’elles se dressent au milieu d’une foule dense, prennent malgré tout une ampleur remarquable, ce qui reflète leur importance au sein du récit (Le Baiser de Judas, la Pentecôte). Le cadrage resserré sur des personnages en gros plan selon un procédé appelé dramatic close-up) crée une proximité avec le lecteur et l’aide à se concentrer sur l’action principale. Bourdichon excellait dans les scènes nocturnes où il pouvait jouer des contrastes entre l’ombre et la lumière. Dans la nuit sombre du Baiser de Judas, seule la lueur des lampes éclaire les visages et se reflète sur les casques et les armures des soldats, accentuant ainsi les effets dramatiques de l’arrestation de Jésus. En revanche, dans la Nativité, les rayons émanant de l’étoile de Bethléem (qui demeure hors-champ et invisible) et de l’Enfant Jésus, soulignent, avec une certaine poésie, la nature divine du nourrisson. En comparaison, la lumière de la lanterne de Joseph semble bien pâle. L’utilisation de la couleur permet en outre au peintre d’exprimer la temporalité du récit biblique. L’Adoration des mages et la Nativité (entre lesquelles devaient être interposées une Annonce aux bergers) doivent être comprises comme des éléments successifs d’une même séquence narrative. Même si les paysages, qui sont pratiquement similaires, suggèrent que les deux scènes se déroulent dans un même lieu, l’horizon, plus clair dans l’Adoration, indique qu’il existe bien entre elles une succession chronologique.
Le Livre d’Heures de Louis XII est principalement connu pour la miniature de Bethsabée au bain qui introduit les psaumes de pénitences. La jeune femme est nue dans une fontaine, ses longs cheveux blonds lui couvrent les épaules. Le roi David l’observe depuis la fenêtre de son palais mais il ne peut l’apercevoir que de dos. Elle est en effet tournée vers le lecteur et l’eau transparente cache à peine son intimité. Seul le lecteur – le roi, en l’occurrence – peut jouir de cette représentation de la beauté féminine qui « invite désormais moins à la pénitence qu’au péché » (Pierre-Gilles Girault). La Bethsabée au bain est une image érotique et sensuelle dont la présence dans un livre liturgique peut dérouter le lecteur contemporain. Toutefois, la présence de cette scène vétérotestamentaire était courante dans les livres d’heures et elle fut l’un des moyens de diffusion du nu féminin au début de la Renaissance en France [Backhouse, 2005, p. 45].
Dans les Heures de Louis XII, Bourdichon expérimente tous les procédés qui ont participé par la suite à la renommée de son art. Commencé vers 1498, au début du règne de Louis XII, cet ouvrage de grand format partage plusieurs points communs avec la pièce la plus célèbre du maître, les Grandes Heures d’Anne de Bretagne, auxquelles il servit de modèle [Tours 1500, p. 303]. Cependant, Bourdichon apporta des modifications au manuscrit de la reine. Tout d’abord, il inversa la place des images et du texte en les disposant face à face, ce qui avait pour but de rendre la liaison entre les deux plus cohérente et fluide. On note également une évolution dans le traitement des végétaux qui ornent les marges des pages de texte. Dans les Heures du roi, Bourdichon créa des plantes hybrides en greffant des feuilles d’acanthes fortement stylisées à des fleurs d’autres espèces. Dans le second manuscrit, cette fantaisie, inspirée des marges ganto-brugeois [N. Reynaud, Les manuscrits à peinture en France, p. 295], fit place à une conception beaucoup plus naturaliste, où chaque spécimen est clairement identifiable.
L’exposition qui s’est tenue en 2005-2006 au Getty Museum de Los Angeles et au Victoria and Albert Museum de Londres a permis de mettre la lumière sur le Livre d’Heures de Louis XII qui apparaît comme un jalon important dans la carrière de Jean Bourdichon. L’identification récente de la Lamentation laisse augurer de nouvelles découvertes – plusieurs miniatures qui complétaient l’ouvrage n’ont pas encore été retrouvées – qui permettraient de mieux connaître l’art du maître.
Bibliographie
Backhouse Janet, « Bourdichon’s ‘Hours of Henry VII », dans The British Museum Quarterly, 37, 3-4 Autumn 1973, p. 95-102.
Backhouse Janet, Evans Mark, Kren Thomas,Turner Nancy, A masterpiece reconstructed : The Hours of Louis XII, catalogue de l’exposition du J. Paul Getty Museum de Los Angeles du 18 octobre 2005 au 8 janvier 2006 et du Victoria and Albert Museum de Londres du 2 février au 1 mai 2006, Los Angeles, Getty Publications, 2005.
Chancel-Bardelot Béatrice de, Charron Pascale, Girault Pierre-Gilles, Guillouët Jean-Marie (dir.), Tours 1500. Capitale des arts, catalogue d’exposition au musée des Beaux-Arts de Tours du 17 mars au 17 juin 2012, Paris, Somogy, 2012, cat. 72 (notice de Pierre-Gilles Girault).
Herman Nicholas, « A masterpiece rediscovered : Jean Bourdichon’s Lamentation from the Hours of Louis XII », dans Colnaghi Studies Journal, vol. 8, 2021, p. 192-209.